Elon Musk : l’homme le plus audacieux du monde

L’hyperloop, SpaceX, Tesla, SolarCity… Elon Musk est-il dingue ou est-il visionnaire ? Extraits de sa biographie par le journaliste Ashlee Vance

Vous me prenez pour un dingue ? « Cette question que lui pose Elon Musk, lors d’un dîner dans un restaurant de poisson de la Silicon Valley, le journaliste Ashlee Vance l’a choisie pour ouvrir sa biographie (1). Interrogation sincère de la part d’un entrepreneur hors normes, qui pense plus large et voit plus loin que bien des politiques et des intellectuels de son temps. Star absolue aux Etats-Unis, cet homme sans limites n’a pas encore acquis, en France, la même notoriété. Après avoir fait fortune avec PayPal, dont il fut l’un des fondateurs, c’est lui qui a créé Tesla Motors (de sublimes voitures électriques) et SpaceX (des lanceurs de fusée low cost). C’est lui qui construit des usines géantes de batteries au lithium-ion, pour accélérer la transition vers des moyens de transport durables. C’est lui qui veut installer, dans tous les foyers du monde, des batteries capables de stocker l’énergie qui serait récoltée par des panneaux solaires.

Qu’a-t-il de différent ? « Là où Mark Zuckerberg veut vous aider à partager des photos de bébés, Musk veut… eh bien, sauver l’humanité d’une disparition accidentelle ou auto-infligée », écrit Vance. Et pour cela, il veut résoudre la question du réchauffement climatique – grâce à la généralisation de la voiture électrique et le développement de l’énergie solaire – et si ces efforts se révélaient insuffisants, alors il faudra coloniser la planète Mars : « Si on peut résoudre la question de l’énergie durable et devenir une espèce multiplanétaire avec une civilisation autonome sur une autre planète pour pouvoir gérer la pire des éventualités, je pense que ce serait vraiment bien. « Visionnaire ou dingue ? L’interrogation d’Elon Musk sur lui-même reste pour l’instant sans réponse…

Américain d’origine sud-africaine, tout comme le patron de Tesla, Ashlee Vance a fait des pieds et des mains pour le convaincre de coopérer, de livrer son témoignage, afin de permettre aux lecteurs de se faire leur propre opinion. Au terme d’une âpre négociation, Musk a fini par accepter, sous conditions. Mauvais joueur, il n’a pas attendu longtemps pour contester certains passages, dès la publication du livre aux Etats-Unis. L’édition française est sortie mi février, à l’époque les Echos avaient des extraits en exclusivité. Le succès de l’hyperloop est l’occasion de les republier.

En 1995, alors qu’il n’a que 24 ans, Elon Musk crée une petite société de cartographie numérique, Zip2, qu’il revend en 1999 à Compaq, empochant 22 millions de dollars de plus-value. Il décide de réinvestir ce joli magot dans une start-up cofondée par Peter Thiel, qui allait devenir PayPal. C’est en 2002, à la faveur de son rachat par eBay pour 1,5 milliard de dollars, qu’il fait fortune.

Au lieu de s’incruster dans la Silicon Valley et de serrer les fesses comme ses pairs, Musk décampa pour Los Angeles. « Respire un bon coup et attends la prochaine grande vague », telle était l’opinion dominante de l’époque. Musk refusa cette logique. Il injecta 100 millions de dollars dans SpaceX, 70 millions dans Tesla et 10 millions dans SolarCity. A part la déchiqueteuse de billets de banque, il n’aurait pu choisir moyen plus rapide pour se ruiner. Devenu à lui tout seul une société de capital-risque hypertéméraire, il doubla la mise en fabriquant des biens matériels hypercomplexes dans deux des endroits les plus coûteux du monde, Los Angeles et la Silicon Valley. Chaque fois que possible, en effet, les entreprises de Musk fabriquent tout à partir de zéro en essayant de repenser une grande partie des conventions admises, que ce soit dans l’industrie spatiale, l’industrie automobile ou l’industrie solaire.

SpaceX lui vaut une foule d’ennemis
Avec SpaceX , Musk affronte les géants du complexe militaro-industriel américain,en particulier Lockheed Martin et Boeing. Des pays, aussi, au premier rang desquels la Russie et la Chine. SpaceX s’est fait un nom comme fournisseur low cost dans son industrie. Ce qui, en soi, n’est pas une garantie de succès. L’industrie spatiale baigne dans un mélange de manoeuvres politiques, de flagornerie et de protectionnisme qui défie les règles du capitalisme. Steve Jobs s’est heurté à des forces similaires quand il a lancé l’iPod et iTunes face à l’industrie du disque. Les Luddites grognons de l’industrie musicale étaient du menu fretin par rapport aux adversaires de Musk, qui gagnent leur vie en fabriquant des armes et des pays.

SpaceX teste des fusées réutilisables, capables d’emporter des charges dans l’espace puis de revenir avec précision à leur aire de lancement au sol. Si l’entreprise parvient à parfaire sa technologie, elle portera un coup terrible à tous ses concurrents ; presque certainement, elle aura la peau de certains grands noms de l’industrie des fusées et fera des Etats-Unis le leader mondial du transport de marchandises et de passagers dans l’espace. Musk pense que cette menace lui vaut une foule d’ennemis féroces. « La liste des gens qui aimeraient me voir mort s’allonge, dit-il. Ma famille craint que je ne sois assassiné par les Russes. »

Tesla, un affront pour les professionnels de l’automobile
Avec Tesla Motors , Musk tente de revoir la manière de construire et de vendre des automobiles tout en créant un réseau mondial de distribution d’énergie. Plutôt que des hybrides, qu’il considère comme des compromis sous-optimaux, Tesla cherche à construire des automobiles tout électriques qui donnent envie et qui repoussent les limites de la technologie. Tesla vend ses voitures non pas chez des concessionnaires mais sur le Web et dans des galeries façon Apple au sein de centres commerciaux haut de gamme. Tesla ne prévoit pas non plus de gagner beaucoup d’argent avec l’entretien de ses véhicules, qui n’ont pas besoin des vidanges et autres révisions des automobiles traditionnelles. Son modèle de vente directe est un affront majeur pour les garagistes habitués à marchander avec les acheteurs et à gagner leur vie grâce à des frais d’entretien exorbitants.

Ses stations de recharge sont présentes aujourd’hui sur beaucoup de grandes autoroutes aux Etats-Unis, en Europe et en Asie. Les automobiles peuvent y récupérer en une vingtaine de minutes l’énergie nécessaire pour parcourir des centaines de kilomètres. Ces stations dites « Superchargeurs » sont alimentées par l’énergie solaire et les clients de Tesla s’y approvisionnent en électricité sans bourse délier. Alors qu’une grande partie des infrastructures américaines se dégradent, Musk construit tout un système de transport futuriste grâce auquel les Etats-Unis devraient prendre de l’avance sur le reste du monde. La vision de Musk, désormais en cours d’exécution, semble réunir le meilleur de Henry Ford et de John D. Rockefeller.

Musk veut sauver l’humanité
Avec SolarCity, Musk a contribué à créer le plus important installateur et financeur de panneaux solaires pour les entreprises et le grand public. Il a participé à la naissance de l’idée et préside la société, gérée par ses cousins Lyndon et Peter Rive. SolarCity a réussi à court-circuiter des dizaines de compagnies d’électricité et à devenir lui-même fournisseur. A une époque où les entreprises vertes faisaient faillite à un rythme alarmant, Musk a construit deux des entreprises vertes les plus prospères du monde. Son empire, avec ses usines, ses dizaines de milliers de salariés et sa puissance industrielle, bouscule les acteurs installés et a fait de lui l’un des hommes les plus riches du monde, à la tête d’un patrimoine net d’environ 10 milliards de dollars.

La visite à Musk Land permet de mieux comprendre comment il a réalisé tout cela. Son discours sur la colonisation de Mars peut sembler délirant à certains, mais il sert de cri de ralliement pour ses entreprises. C’est l’objectif radical qui sert de principe unificateur à tout ce qu’il fait. Les salariés des trois entreprises en sont bien conscients et savent qu’ils tentent, jour après jour, de réaliser l’impossible. Quand Musk fixe des objectifs irréalistes, harcèle ses salariés et les use jusqu’à l’os, il est entendu que cela fait plus ou moins partie du programme martien. Certains salariés l’adorent pour cela. D’autres le détestent mais lui restent étrangement fidèles à cause de son énergie et de sa motivation.

Musk a créé ce qui manque à beaucoup de créateurs d’entreprise de la Silicon Valley : une vision du monde qui ait un sens. Il est le génie habité de la quête la plus ambitieuse jamais imaginée. Il n’est pas tant un PDG aspirant à faire fortune qu’un général menant ses troupes à la victoire. Là où Mark Zuckerberg veut vous aider à partager des photos de bébés, Musk veut… eh bien, sauver l’humanité d’une disparition accidentelle ou auto-infligée.

Une vie délirante
Pour gérer toutes ces entreprises, il s’est ménagé une vie délirante. Sa semaine normale commence dans sa demeure de Los Angeles, dans le quartier chic de Bel Air. Le lundi, il passe toute la journée chez SpaceX. Le mardi, il commence chez SpaceX puis file d’un coup de jet vers la Silicon Valley. Il travaille pendant deux jours chez Tesla, dont les bureaux se trouvent à Palo Alto et l’usine à Fremont. Musk ne possède pas de logement en Californie du nord ; il descend au Rosewood, un hôtel de luxe, ou chez des amis. Pour préparer son arrivée, sa secrétaire demande par courrier électronique : « De la place pour une personne ? “, et si l’ami répond « Oui », Musk débarque chez lui dans la soirée.

Le plus souvent, il dort dans une chambre d’ami, mais il lui arrive de passer la nuit sur un canapé après s’être effondré sur un jeu vidéo. Le jeudi, retour à Los Angeles et à SpaceX. Quatre jours par semaine, il a la charge de ses cinq jeunes fils – jumeaux et triplés – en garde partagée avec Justine, son ex-femme. Pour se faire une idée du degré auquel les choses lui échappent, il établit chaque année le compte du temps de vol hebdomadaire qu’il s’inflige. Si on lui demande comment il survit à un tel emploi du temps, il répond : « J’ai eu une enfance dure, peut-être que ça aide. »

Les cousins d’Elon Musk, les frères Rive, ont joué un rôle décisif dans la stratégie globale de l’entrepreneur, sa « théorie du champ unifié » qui va du panneau solaire à la Model S. Leur aventure commune commence en 2004, quand Musk part avec ses cousins dans le désert du Nevada pour participer au festival libertaire du « Burning Man », une semaine de spectacles déjantés et d’expériences transgressives, qui s’achève par l’incendie d’une sculpture de bois géante (le fameux « burning man »). Dans la voiture, cet été-là, il leur lance l’idée d’investir dans l’énergie solaire.

Les frères Rive formaient une sorte de gang technologique. A la fin des années 90, sillonnant les rues de Santa Cruz sur leurs skateboards, ils allaient toquer à la porte des entreprises pour leur proposer de les aider à gérer leurs systèmes informatiques. Les jeunes gens, qui avaient tous été élevés en Afrique du Sud avec leur cousin Elon Musk, se dirent bientôt qu’il devait y avoir plus facile que le porte-à-porte pour faire connaître leurs compétences technologiques. Ils écrivirent un logiciel qui leur permettait de prendre le contrôle des systèmes de leurs clients à distance et d’automatiser beaucoup de tâches ordinaires mais indispensables, comme l’installation des mises à jour d’applications. Autour de ce logiciel naquit une entreprise appelée Everdream. Les frères eurent recours aux grands moyens pour faire connaître leur technologie. La Silicon Valley se couvrit d’affiches où Lyndon Rive, champion de hockey subaquatique, figurait nu, le pantalon sur les chevilles, tenant un ordinateur devant son sexe. Au-dessus de la photo on lisait : « Ne laissez pas tomber votre système informatique. »

En 2004, Lyndon Rive ainsi que ses frères Peter et Russ étaient en quête d’un nouveau défi – une initiative qui non seulement leur rapporterait de l’argent mais, dit Lyndon, « avec laquelle on se sentirait content tous les jours ». Vers la fin de l’été, Lyndon loua un camping-car pour aller participer avec Musk à la « folie du Burning Man » dans le désert de Black Rock. Amateurs d’aventures dans leur enfance, tous deux se disaient que le long voyage serait un moyen de se retrouver et d’agiter des idées d’entreprise. Musk savait que ses cousins aspiraient à de grandes choses. Sans lâcher le volant, il se tourna vers Lyndon et lui suggéra de jeter un coup d’oeil sur le marché de l’énergie solaire. Musk l’avait un peu étudié et pensait qu’il recelait des opportunités que les autres n’avaient pas vues. « Il m’a dit que c’était un bon endroit où entrer “, se rappelle Lyndon. […]

Le succès de SolarCity
Musk et les Rive quittèrent le Burning Man enthousiasmés. Les Rive décidèrent de devenir experts ès industrie solaire et de trouver l’opportunité du marché. Pendant deux ans, ils étudièrent la technologie et la dynamique de son économie, potassant des rapports scientifiques, interrogeant des gens, participant à des congrès. Ce fut lors de la conférence Solar Power International qu’ils mirent vraiment le doigt sur ce que pourrait être leur modèle économique.

A peine 2 000 participants assistèrent aux exposés et tables rondes organisés dans deux ou trois salles de réception d’un hôtel. L’une des séances réunit sur scène des représentants de quelques-uns des plus grands installateurs solaires du monde. « Que faites-vous pour mettre vos panneaux solaires plus à la portée des consommateurs ? “, leur demanda le modérateur. « Tous donnèrent la même réponse, raconte Lyndon. Ils dirent : « Nous attendons que le coût des panneaux baisse. ” Aucun d’eux n’avait pris le problème en main. « […]

SolarCity est une pièce capitale de ce qu’on pourrait appeler la théorie du champ unifié de Musk. Toutes les entreprises de celui-ci sont interconnectées à court et à long termes. Tesla fabrique des batteries que SolarCity peut vendre à ses clients. SolarCity fournit les panneaux solaires des stations de recharge où les conducteurs de Tesla peuvent s’approvisionner gratuitement. Les nouveaux propriétaires de Model S choisissent régulièrement d’adopter le mode de vie de Musk et équipent leur maison de panneaux solaires. Tesla et SpaceX s’aident aussi mutuellement. Ils échangent des connaissances sur les matériaux, les techniques de fabrication et les arcanes du fonctionnement d’usines construites à partir de zéro. […]

Au début des années 2010, les succès de SolarCity, Tesla et SpaceX commencent à inquiéter les concurrents d’Elon Musk, qui décident d’activer leurs contacts à Washington pour le discréditer.

Musk a cultivé les démocrates pendant des années. Plusieurs fois reçu à la Maison-Blanche, il a l’oreille du président Obama. Mais ce n’est pas un partisan inconditionnel. Il défend d’abord et avant tout les convictions de Musk & Cie en se servant des moyens pragmatiques dont il dispose pour faire avancer sa cause. Il joue les industriels brutaux et les capitalistes féroces mieux que la plupart des républicains ; il a toutes les références pour y prétendre et obtenir des soutiens. Les hommes politiques d’Etats comme l’Alabama ou le New Jersey voudraient protéger les emplois industriels de Lockheed ou le groupe de pression des concessionnaires automobiles ? Ils doivent désormais affronter le patron d’un empire dont les emplois et les usines sont répartis à travers les Etats-Unis.

À la date de rédaction de ce livre, SpaceX possède une usine à Los Angeles, un centre d’essais au milieu du Texas et vient de commencer la construction d’un spatiodrome au sud du Texas. (SpaceX travaille aussi beaucoup avec des sites de lancement existants en Californie et en Floride.) Tesla a son usine d’automobiles dans la Silicon Valley, le centre de création de Los Angeles et est en train de construire une usine de batteries au Nevada. (Les hommes politiques du Nevada, du Texas, de Californie, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona l’ont courtisé pour obtenir l’usine de batteries Tesla, qui a finalement échu au Nevada, moyennant 1,4 milliard de dollars d’aides. Cet événement a confirmé non seulement la célébrité montante de Musk, mais aussi sa capacité inégalée à lever des fonds.)

SolarCity a créé des milliers d’emplois de cols bleus et de cols blancs dans les technologies propres et va créer des emplois industriels dans une usine de panneaux solaires en construction à Buffalo, dans l’Etat de New York. L’un dans l’autre, Musk & Cie employait environ 15 000 personnes fin 2014. Loin de s’arrêter là, son plan prévoit la création de dizaines de milliers d’emplois supplémentaires grâce à des produits encore plus ambitieux.

La priorité de Tesla tout au long de l’année 2015 aura été l’achèvement de la Model X. Musk espère que ce SUV se vendra aussi bien que la Model S. Il veut que Tesla soit capable de construire 100 000 voitures par an fin 2015 pour répondre à la demande des deux véhicules. Le principal problème de la Model X est son prix. Il commencera aux mêmes tarifs salés que la Model S, ce qui limite sa clientèle potentielle. L’espoir est cependant que la Model X devienne le véhicule de luxe préféré des familles et consolide la relation entre la marque Tesla et les femmes.

(1) « Elon Musk, Tesla, PayPal, SpaceX : l’entrepreneur qui va changer le monde « , par Ashlee Vance, traduit de l’anglais par Michel Le Séac’h, éditions Eyrolles, 24,90 euros. A paraître jeudi 11 février.


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