Harvard Business Review — 15/03/2016 at 13:00

Vers une Uberisation de l’intelligence?

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Jean Botti, CTO d’Airbus Group nous a confié en souriant qu’il rêvait d’«une application smartphone qui produise la synthèse et l’analyse de tout ce que savent les meilleurs experts d’un domaine ; la somme de toutes les connaissances dans un cerveau». A l’instar de Uber ou de Airbnb, qui rendent disponibles en réseau puis valorisent des actifs matériels sous-utilisés, peut-on imaginer valoriser un actif immatériel tel que le savoir, l’expertise ou encore le savoir-faire? Sommes-nous à l’aube d’une Uberisation de l’intelligence ?

Nous avons interviewé plusieurs dizaines de patrons de l’innovation, de la R&D, de la stratégie, du marketing de grands groupes pour notre dernier livre « Innovation Intelligence ». Le verdict est sans équivoque : l’innovation passe par la mise en relation cognitive d’une multitude de domaines de connaissance très distants, et cela de plus en plus vite. A l’ère du numérique, l’accès au meilleur état du savoir et aux meilleurs talents n’a jamais été si aisé. La difficulté est dans la profusion et la nécessité d’analyse et d’interprétation. Chercher toujours plus vite la fameuse aiguille dans des bottes de foin toujours plus grandes, nombreuses et compactes. L’intelligence est critique. Alain Dufossé, patron de l’innovation de Pernod Ricard, nous l’a rappelé : «Garbage in – Gabage out!» Les meilleurs processus de créativité et de gestion de l’innovation ne donneront rien de bon si la matière première, l’intelligence, n’est pas de bonne qualité.

Nous utilisons le terme «intelligence» selon son acceptation anglo-saxonne : l’ensemble des activités qui rassemblent, analysent et recoupent un large spectre d’informations d’une multitude de sources pour en tirer des (r)enseignements en vue d’une décision stratégique ou d’une action opérationnelle.

L’intelligence constitue le fuel de l’innovation. Elle a toujours été une activité essentielle de l’entreprise, mais elle s’exerce aujourd’hui dans un contexte de plus en plus complexe, pour trois raisons :

1- Une inflation et une fragmentation des connaissances : les connaissances nouvelles sont générées à un rythme qui va croissant (il y a, par exemple, cinq millions de publications scientifiques par an). Par ailleurs, ce nouveau savoir est créé dans une multitude d’entités dont la taille moyenne décroît. Ainsi, il est aujourd’hui plus rapide de puiser dans les connaissances qui ont déjà été créées par d’autres que de les fabriquer – c’est l’ère de l’open innovation.

2- Un développement des «commodités» : comme l’analyse le Japonais Noriaki Kano, toute fonctionnalité innovante qui plaît aux clients finit inévitablement par devenir une commodité. Pour entretenir la satisfaction de ses clients, chaque entreprise tente d’ajouter des fonctions complémentaires à ses produits. Les produits deviennent plus complexes et convergent même vers des packages complets orientés service : Michelin ou Rolls Royce ne vendent plus des pneus et des réacteurs, mais des kilomètres roulés et des miles aériens.

3- Une digitalisation croissante : Les « Barbares du web » (les acteurs du numérique, tels que Google, Apple, Facebook et Amazon, sont parfois surnommés les «Barbares du Numérique» ou les «Barbares du Web» par analogie aux peuples migrateurs qui, pendant plusieurs siècles, ont cherché les ressources et les terres dont ils ne disposaient plus dans leurs régions d’origine) analysent chaque secteur industriel, regardent où se trouvent les marges et les sources d’inefficacité dans la chaîne de valeur. Grâce au numérique, ils mettent de l’ordre dans celle-ci, ils s’insèrent dans la relation client et capturent les marges potentielles. Ces nouveaux acteurs, extrêmement rapides, prennent souvent de vitesse les acteurs traditionnels.

L’innovation est aujourd’hui essentiellement une activité qui consiste à examiner la multitude de briques de savoir qui sont disponibles de par le monde, à les analyser, à en choisir quelques unes et à les combiner pour répondre avec élégance et efficacité aux besoins des clients. L’acte d’innovation, dans sa part la plus créative, relève plus de l’art que de la technologie.

Une simple veille technologique ne suffit plus

Les aficionados du design thinking estiment que l’innovation repose sur trois piliers : usages, business model et technologies. Il faut donc mettre en place un système d’intelligence d’un nouveau type. Les études de marché et la veille technologique traditionnelles n’y suffisent plus : il s’agit en permanence de collecter, mais surtout de faire la synthèse et l’analyse des informations en temps réel en intégrant ces trois piliers.

Cette activité d’intelligence au service de l’innovation est en cours de structuration dans certains grands groupes. Les challenges sont nombreux, liés à la nécessité d’intégrer de très grands volumes d’informations de nature très variées, liés aussi à la temporalité : il est critique d’avoir une «intelligence temps-réel», tournée vers le futur (alors qu’une simple veille technologique s’appuie de facto sur de l’information (dé)passée). Enfin, des challenges liés aux nombreux outils numériques qui émergent actuellement pour faciliter l’accès instantané aux meilleurs talents et aux connaissances les plus pertinentes.

Ces outils venus du numériques vont, de façon certaine, faciliter cette activité d’«innovation intelligence». Nous avons analysé la situation à ce jour. Elle progresse rapidement, par essai et erreur. Nous en proposons une classification simplifiée :

1- Les plates-formes d’open innovation/de crowdsourcing : des entreprises telles que NineSigma aux Etats-Unis, Ideaken en Inde ou Presans en France … Leur ambition est de mobiliser des talents ou des experts difficiles à identifier et à atteindre – car on ne connaît pas le profil idéal a priori – pour remplir une tâche dans le domaine de l’innovation.

2- Les plates-formes d’experts : des entreprises telles que GLG, Clarity ou Maven. La promesse est de mobiliser des experts «évidents» – on sait décrire leur profil a priori – pour des missions de micro-conseil.

3- Les réseaux sociaux professionnels : des entreprises telles que LinkedIn, XING ou Viadeo. L’objectif, au départ, est le réseautage et la gestion de talents. Il est très probable que ces acteurs débarquent sur le terrain des plates-formes d’experts prochainement.

4- Les archives numériques et le data mining : des sociétés telles que Expernova, Intellixir, Thomson Reuters et Questel pour le data mining, et des entreprises telles que MyScienceWork ou Mendeley pour les archives numériques. Ces acteurs collectent, croisent et analysent afin de transformer de grands volumes de données non structurées en information, voire en intelligence.

Ainsi, en parallèle des nouvelles méthodes et processus que certains grands groupes mettent en place pour l’«innovation intelligence», de nombreux acteurs du numérique développent des outils qui permettent, facilitent ou optimisent ces processus. On observe même simultanément une convergence entre ces outils (par exemple, les réseaux sociaux professionnels et les plates-formes de micro-consulting : Viadeo a d’ailleurs annoncé le lancement, en septembre 2015, de son nouveau service Viadeo Freelance) et une consolidation de l’offre (rachat ou fusion de nombreuses sociétés du domaine).

Le Uber des connaissances ou le Airbnb des talents n’existe pas encore… mais c’est une question de temps.


Albert Meige
Fondateur et DG de Presans. Il détient un MBA d’HEC et un PhD en Physique de l’Australian National University. Il a remporté le Prix de l’Innovation de l’École Polytechnique en 2008. Il est l’auteur de plusieurs livres sur l’innovation, dont «Innovation Intelligence» (2015). Il résout le Rubik’s Cube en 50 secondes et est fan d’exploration urbaine.

Jacques P.M. Schmitt
Fellow chez Presans. Il est diplômé de l’Ecole Normale Supérieure. Il détient un doctorat de l’Ecole Polytechnique. Il a été chercheur dans le public pendant la moitié de sa carrière, puis a travaillé dans l’industrie des semi-conducteurs. Il a été CTO (directeur technique) du groupe Unaxis.

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