Économie — 16/06/2014 at 16:28

La partie inconsciente de l’esprit, responsable des dérives de certains traders

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Qu’est-ce qui peut pousser un Kerviel à accumuler des positions faramineuses ? La finance comportementale et les sciences cognitives apportent des éléments de réponse.

Nick Leeson à la Barings il y a vingt ans, Jérôme Kerviel à la Société Générale ou Kweku Adoboli chez UBS plus récemment… Les affaires de « rogue trading » (trading voyou), qui défrayent régulièrement la chronique, se soldent chaque fois par des milliards d’euros ou de dollars partis en fumée. Mais elles nous posent aussi une série de questions fascinantes sur les ressorts psychologiques de ces professionnels de la finance qui ont perdu le sens commun, jusqu’à accumuler dans le plus grand secret et à maquiller par des manoeuvres illégales des positions faramineuses – celles de Jérôme Kerviel au plus fort de la fraude atteignaient 50 milliards d’euros !

Questions d’autant plus saillantes que les traders eux-mêmes se dépeignent volontiers comme des calculateurs froids, rivés à leurs multiples terminaux informatiques et prenant en quasi-temps réel des décisions dictées par le seul souci de maximiser leurs gains et ceux de la banque qui les emploie, c’est-à-dire par la seule rationalité économique. La psychologie cognitive, les neurosciences mais aussi la finance comportementale concordent pour dire que ce tableau est très éloigné de la réalité.

Dès le début des années 1990, les travaux des neurologues Antonio Damasio et Antoine Bechara ont établi que l’absence d’émotions rendait impossible la prise de décisions rationnelles en situation de risque ou d’incertitude (lire ci-dessous). Mais ces mêmes émotions, sans lesquelles le cerveau humain serait incapable de rationalité, sont aussi à l’origine d’un certain nombre de travers comportementaux pesant de tout leur poids sur les salles de marché. Ce sont ces travers qu’étudie la finance comportementale, un domaine de recherches encore récent reposant sur les travaux des psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky sur les processus de décision et les erreurs de raisonnement. Depuis ces travaux fondateurs, qui ont valu à Daniel Kahneman le prix Nobel d’économie 2002, nombre d’économistes (pour la plupart américains) se sont illustrés dans ce champ de recherches. Parmi les plus influents : Richard Thaler, Hersh Shefrin, Andrei Shleifer ou encore le prix Nobel d’économie 2013, Robert Shiller.

Carlos et Néro

Lors du procès en première instance de Jérôme Kerviel, Daniel Bouton avait déclaré : « La première des erreurs que nous avons faites, c’est d’embaucher quelqu’un qui avait ce profil psychologique. » Mais de quel « profil psychologique » l’ex-PDG de la Société Générale parlait-il ? Y aurait-il dans les personnalités de ces « traders fous » une structure psychique commune qui expliquerait leurs faits et gestes, un peu comme on parle de personnalité psychopathique pour certains tueurs en série ?

Ce n’est pas l’avis de Caroline Attia. Ancien trader à la Société Générale (de 1995 à 2012) et désormais psychologue clinicienne, celle qui a cosigné le livre « Financiers sur le divan » avec Denis Hilton est bien placée pour savoir ce qui peut se passer dans la tête d’un Leeson ou d’un Kerviel au moment où ils cèdent à ce qui ressemble fort à une fuite en avant : « Les travers comportementaux décrits par la psychologie du risque concernent potentiellement tout le monde. Mais certains y résistent mieux que d’autres. Entre le trader qui “dérape” et celui qui fait bien son travail, il n’existe qu’une différence de degré, pas de nature. »

Parmi ces processus psychologiques liés à la prise de risques dans un environnement incertain (ce qu’est un marché financier), l’un des plus prégnants, selon la psychologue, est « l’aversion aux pertes », c’est-à-dire le fait que « le sentiment de déplaisir, que quelqu’un ressent lorsqu’il perd une certaine somme d’argent, apparaît plus important que le plaisir associé à un gain de même ampleur », pour reprendre la définition de Kahneman et Tversky. Des expériences ont montré que le coefficient d’aversion aux pertes était de l’ordre de deux – il faut gagner 2.000 euros pour parvenir à compenser le désagrément psychologique d’en avoir perdu 1.000. Ce différentiel de perception est à l’origine de ce que les experts en finance comportementale appellent « l’effet de disposition » : la tendance du trader à solder trop tôt ses positions gagnantes et à laisser courir trop longtemps les perdantes – pour retarder le moment douloureux où il lui faudra prendre sa perte.

Ce mécanisme est renforcé par ce que les experts en finance comportementale nomment la « décroissance marginale de la fonction de valeur » : « Cela veut dire qu’il est beaucoup plus désagréable de passer d’une perte de 100 à une de 200 que d’une perte de 1.100 à une de 1.200 », décrypte Caroline Attia. L’essayiste américain Nassim Taleb, auteur du « Cygne noir », a illustré ce phénomène avec un exemple devenu célèbre : Carlos est un trader qui gagne 1.000 dollars toutes les semaines pendant 99 semaines, puis perd 99.000 dollars la centième semaine ; son collègue Néro connaît des résultats symétriquement opposés. Numériquement égales (zéro dans les deux cas), leurs situations sont en revanche bien différentes sur le plan psychologique, Carlos vivant cette séquence de façon beaucoup moins douloureuse que Néro : mieux vaut « exploser » que « se saigner à blanc », résument les experts.

Un autre effet solidement établi en finance comportementale est « l’effet de miroir » : les mêmes individus, qui sont réticents à la prise de risques lorsqu’ils ont engrangé des gains, adoptent au contraire des attitudes et comportements de recherche extrême du risque lorsqu’ils sont confrontés à des pertes. Des expériences ont montré que le stress, qui règne en maître dans les salles de marché, exacerbait ce phénomène.

Jeu pathologique

Tous ces effets – il en existe bien d’autres ! – concourent à entraîner le trader psychologiquement fragile dans une spirale insidieuse, le conduisant à accumuler des positions toujours plus faramineuses, voire (dans les cas de « rogue trading ») à dissimuler celles-ci par des manoeuvres frauduleuses. Une spirale qui n’est pas sans rappeler celle dans laquelle se laissent enferrer les victimes du casino et de la loterie.

L’addiction aux jeux d’argent est aujourd’hui la seule « addiction sans substance » officiellement reconnue comme telle par le DSM, le manuel américain de référence en psychiatrie. Psychiatre et médecin chef du Centre Marmottan, Marc Valleur, dans le cadre de sa consultation dédiée au jeu pathologique, reçoit beaucoup de petits boursicoteurs passant le plus clair de leur temps sur les sites de Bourse en ligne, mais aussi, occasionnellement, quelques anciens traders « repentis ». Pour lui, il ne fait guère de doutes que ceux-ci relèvent de la même pathologie que les drogués de la roulette ou du bandit manchot : « On retrouve la même illusion de contrôle, la même recherche de sensations, qui les plongent dans une sorte d’état de transe, les mêmes moments de bascule, où ils s’en remettent à Dieu ou au destin. » Le problème avec les traders, c’est que les sommes ne sont pas les mêmes…

Yann Verdo/Les Echos

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